En pulaar[1], au Sénégal, le « développement » se traduit par Bamtaare.  Et le sens contenu dans le mot signifie la recherche par une communauté fortement enracinée dans sa solidarité, d’un bien-être social harmonieux où chacun des membres, du plus riche au plus pauvre, peut trouver une place et sa réalisation personnelle. L’expression qui signifie « être bien ensemble » chez les Toucouleurs se distille dans de nombreux projets, ONG et mouvements sociaux, qui s’en sont saisi pour dénommer leur identité. De même dans la pensée gandhienne (en Inde), l’expression Swadeshi-sarvodaya (amélioration des conditions sociales de tous) traduit le même esprit de soulèvement universel positif pour le progrès pour tous. Cette tentative d’inventer d’autres voies, plus solidaires, plus en harmonie, trouve son paroxysme en Amérique Latine, où est  substituer le concept de « bonne vie » à celui de l’accumulation de biens de consommation souvent sous-entendu dans la notion de développement.

Par exemple en Quechua[2], le développement s’exprime par l’expression « Shumak huaviakullashun alli kawankunapak » qui signifie « travailler joli pour le prochain lever du soleil ». En Bolivie, précisément,  le mot développement n’existe pas dans les langues autochtones mais la notion du Bien Vivre (Vivir Bien, en espagnol) se propage dès la décennie de 1990, au sein des mouvements sociaux qui luttent contre le néolibéralisme et la privatisation des entreprises publiques[3]. Dès lors, les expressions les  plus utilisées pour traduire le concept de développement sont Suma Qamaña (en langue Aymara)[4] et  Sumak kawsay – ou Kausaï- (en langue Quechua).

Vivre en harmonie  avec la terre et en solidarité avec toutes les communautés 

Dans les deux cas, la vision retranscrite est de vivre pleinement,  en harmonie et en équilibre avec les cycles de la Terre. Les deux premiers mots des expressions, Suma/sumak  traduisent l’idée de plénitude, de magnificence et de beauté, et se conjuguent ici respectivement à  Qamaña/Kawsay  qui définissent l’action de vivre, en précisant la « bonne cohabitation » et le « vivre Bien » ! Ainsi les deux expressions se retrouvent dans la symbolique de  « Vie en plénitude, savoir vivre, savoir cohabiter en harmonie et équilibre avec la nature et toute forme d´existence » (Hunanacuni, 2010)[5].

En 2008, après avoir créé la première université des savoirs indigènes, Evo Morales, Président de la Bolivie, publie une nouvelle constitution[6] qui se fixe comme objectif le Sumak Kausay, le Bien-vivre, une rupture avec l’objectif de toujours vivre mieux, propre à la civilisation occidentale.  La même année, en  Equateur,  le concept de Sumak Kawsay est aussi introduit dans la Constitution, en se référant à la même notion de « bien vivre » ou « bonne vie» des peuples autochtones. Il devient une idée centrale dans la vie politique du pays[7].Alors qu’on pense à un changement de cap catégorique dans l’approche du développement, finalement à y regarder de plus près, ces notions de développement dans une conception de « bien-vivre » et d’harmonie, ne sont finalement pas tant éloignées de la définition qui était donnée dans le rapport de la commission Sud.  Rédigé en 1990 sous l’autorité du Mwalimu[8] de Tanzanie, Julius Nyerere[9] et de Manmohan Singh[10], ce rapport prônait (pp 10-11) [11] , que :

« Le développement est un processus qui permet aux êtres humains de développer leur personnalité, de prendre confiance en eux-mêmes et de mener une existence digne et épanouie. C’est un processus qui libère les populations de la peur du besoin et de l’exploitation et qui fait reculer l’oppression politique, économique et sociale. C’est par le développement que l’indépendance politique acquiert son sens véritable. Il se présente comme un processus de croissance, un mouvement qui trouve sa source première dans la société qui est elle-même en train d’évoluer».

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[1] Le pulaar /pular  (ou  peul/ peulh ou  encore fulfulde) est la langue maternelle des ethnies peules.

[2] Langue parlée au Pérou, où elle a le statut de langue officielle depuis 1975, ainsi que dans d’autres régions des Andes, du sud de la Colombie au nord-ouest de l’Argentine.

[3] Notamment après la guerre de l’eau à Cochabamba en 2000, suite à la privatisation de l’entreprise de l’eau.

[4] Dans la vision du monde Aymara,  il y a treize principes pour bien vivre et vivre pleinement, ce sont les capacités à (1) savoir manger, (2) savoir boire (3) savoir danser, (4) savoir dormir, (5) savoir travailler, (6)savoir méditer, (7)savoir penser, (8) savoir aimé et être aimé, (9)Savoir écouter, (10) savoir parler, (11) savoir ressentir,  (12) savoir marcher, et (13) savoir donner et recevoir. Ces treize principes représentent une vision différente de l’habituelle conception  de vivre mieux. Par exemple, « savoir manger » ne revient pas à remplir l’estomac à profusion,  mais à choisir des aliments sains. De même, « savoir penser », invite à la réflexion  rationnelle, « savoir méditer », propose d’entrer dans un processus d’introspection.

 

[5] Huanacuni F, 2010,  Vivir Bien / Buen Vivir, Filosofía, políticas, estrategias y experiencias regionales, Instituto Internacioinal de Integración (III-CAB). Voir l’ouvrage en ligne :

http://www.alterinfos.org/IMG/pdf/buen-vivir-y-vivir-bien.pdf

[6] Le concept est introduit par l’article 275 comme : l’ensemble organisé, durable et dynamique des systèmes économiques, politiques, socioculturels et environnementaux.

[7] Plan national pour le Bien Vivre 2009-2013

[8] Le mot Mwalimu, honorifique ici, signifie « l’instituteur » en swahili, correspond à la fois au premier métier de l’ancien président mais aussi à la posture de « guide » qui lui est conférée.

[9] Ancien Président tanzanien ; de 1964 à 1985.

[10] Ancien premier ministre de l’Inde, considéré comme l’architecte du programme de réformes économiques de l’Inde, dans les années 1990.

[11] https://www.southcentre.int/wp-content/uploads/2013/03/The-Challenge-to-the-South_FR.pdf